Nos articles précédents ont écouté les résonances bibliques du mot « cœur », puis découvert les femmes mystiques à qui Jésus a montré son Cœur au Moyen Âge. Avançons dans le temps. On sait l’importance des révélations à Marguerite-Marie Alacoque vers 1675, aidée de Claude La Colombière. Aujourd’hui, replaçons-les dans l’effervescence spirituelle de leur époque, puis regardons comment la dévotion au Cœur de Jésus s’est répandue à grand-peine, grâce à des hommes et femmes dévoués.

Les Salésiens – 1618

Le XVIIe siècle renouvelle beaucoup la dévotion au Sacré-Cœur. S. François de Sales la recommande à ses dirigées, comme Ste Jeanne-Françoise de Chantal. Il écrit le 18 février 1618 à une sœur :

« Ô ma fille ! Si vous regardez ce Cœur, il est impossible qu’il ne vous plaise pas ; car c’est un Cœur si doux, si suave, si condescendant, si amoureux des chétives créatures, pourvu qu’elles reconnaissent leurs misères, si gracieux envers les misérables, si bon envers les pénitents ! Qui n’aimerait ce Cœur royal, si paternellement maternel envers nous ? » Image très parlante, et fort originale du Cœur du Fils unique, « paternellement maternel »…

Les Ursulines – 1639

Mais d’autres femmes montrent leur zèle à répandre l’amour du Cœur de Jésus ; ainsi, l’Ursuline Marie de l’Incarnation (à ne pas confondre avec son homonyme, carmélite). Veuve à 19 ans, elle entre au couvent à Tours en 1631, puis part fonder au Québec en 1639. Malgré la clôture, elle mène une vie très active, instruisant les jeunes filles amérindiennes et françaises. Dans une lettre à son fils, moine bénédictin, elle dévoile son intense dévotion : « C’est par le Cœur de mon Jésus, ma Voie, ma Vérité et ma Vie que je m’approche de vous, ô Père éternel. Par ce divin Cœur, je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas, je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas. »

L’Oratoire – 1670

Peu après, Pierre de Bérulle fonde l’Oratoire et encourage dans sa vie spirituelle un jeune prêtre, Jean Eudes. Ce dernier, d’abord attaché au Cœur de Marie, compose un office et une messe du Cœur de Jésus en 1670. L’archevêque de Rennes autorise alors les Eudistes à fêter « le Cœur adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». La fête se répand dans leurs maisons normandes, Coutances, Évreux, Bayeux, Lisieux, Rouen, à la joie de Jean Eudes : « Quel cœur plus adorable, plus admirable et plus aimable que le Cœur de cet Homme-Dieu qui s’appelle Jésus ? Embrassons avec joie et jubilation la solennité du divin Cœur de notre très aimable Jésus ! »

Les Visitandines – Ste Marguerite-Marie – Vers 1675

L’autobiographie de Marguerite-Marie Alacoque retrace l’essentiel de son itinéraire spirituel. Depuis son plus jeune âge, elle s’entretenait intimement avec le Seigneur. Le jour de son engagement religieux chez les Visitandines, son expérience se précisa : “Jamais je n’avais reçu une si grande grâce, vu les effets qu’elle a opérés toujours en moi depuis. Je le voyais, je le sentais proche de moi, et l’entendais beaucoup mieux que si ce fût été des sens corporels”. Cette expérience du Seigneur, ce ” voir “, ne suscite cependant pas d’images mentales qu’elle pourrait traduire par une forme précise.

Lors de sa première grande révélation elle va faire un pas de plus. Saisie par la présence eucharistique sous la forme traditionnelle de l’hostie au centre de l’ostensoir, qu’on appelle à cette époque un soleil, Marguerite-Marie repose, comme le disciple bien-aimé, sur la poitrine du Christ qui est aussi le lieu de la Sainte plaie. Le Christ lui découvre alors son Sacré-Cœur “qu’il lui ouvre pour la première fois ” dit-elle.

L’ouverture du côté dévoile donc le mystère intérieur de l’Amour qui l’habite et qui s’exprimera avec la métaphore classique du cœur. Marguerite-Marie, suivant en cela l’expérience traditionnelle de ” l’échange des cœurs “, sent que le cœur du Christ lui est restitué, précise-t-elle, ‟comme une flamme ardente en forme de cœur ”. C’est alors seulement qu’apparaît l’expression Sacré-Cœur qui sera désormais privilégiée. Marguerite-Marie raconte qu’une autre fois, ” devant le Saint Sacrement exposé ” – c’est-à-dire en présence de l’ostensoir en forme de soleil – elle eut une révélation des cinq plaies, ” comme cinq soleils “ et ” surtout de son admirable poitrine […] et s’étant ouverte, me découvrit son cœur “. Le Cœur désigne précisément l’intérieur découvert de la plaie du côté, non pas l’organe physique invisible mais l’amour du Sauveur en personne.

L’Église reconnaît que Jésus-Christ, le Ressuscité, est apparu au 17ème siècle à Marguerite Marie Alacoque, à Paray-le-Monial. Il lui dit : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qui n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consumer pour leur témoigner son amour. Et pour reconnaissance je ne reçois, de la plupart, que des ingratitudes. » (Apparition de juin 1675). Le Christ donne à Marguerite Marie la mission d’annoncer la miséricorde de Dieu. Elle sera béatifiée en 1864, puis canonisée en 1920.

A la suite de Marguerite-Marie, les Visitandines répandent la dévotion au Sacré-Cœur : Jeanne de Chantal et Marguerite-Marie, déjà mentionnées, mais aussi Jeanne-Madeleine Joly. Cette dernière compose à Dijon une Messe du Sacré-Cœur, empruntant des éléments à Jean Eudes et autorisée dès 1689 dans les monastères de la Visitation. Notons que Rome continue à se montrer réticente devant cette nouvelle dévotion, qui adore une « partie » du Christ. Les autorisations pour les célébrations liturgiques ne sont accordées qu’à grand-peine, pour quelques ordres religieux seulement, et parfois révoquées.