Regardons comment le Cœur de Jésus s’est dévoilé dès le Moyen Âge à d’éminentes religieuses de différents ordres – car ce sont souvent des femmes à qui le Christ révèle son Cœur ! Ces visions revêtent, on le verra, un côté étrange, parfois violent, en tous cas désarçonnant. Mais entrons résolument dans ce monde médiéval si méconnu, confiants que le Christ nous y manifeste aussi son amour… Nous évoquerons plusieurs religieuses, à qui le Christ a dévoilé son Cœur, issues de familles spirituelles différentes.

Famille bénédictine – Sainte Lutgarde de Tongres (1182-1246)

Lutgarde semble être la première femme à recevoir une vision du Cœur de Jésus. Jeune oblate du monastère de Tongres (Limbourg) encore sans réelle vocation, elle est bouleversée quand le Christ lui montre son Cœur blessé, empourpré de sang frais, et lui ordonne de n’aimer que lui. En conséquence de cet amour exclusif, Jésus et Lutgarde échangent ensuite leurs cœurs : loin d’une effusion sentimentale, il s’agit plutôt pour Lutgarde de fortifier sa volonté et son courage. Dans une troisième vision, un jour à matines, le Christ en croix prend la tête de Lutgarde et l’amène à boire à la plaie de son côté « comme à une liqueur ». Elle désire alors participer à la mission rédemptrice du Sauveur. Elle mènera une vie de pénitence austère pour le salut des pécheurs et la paix de l’Eglise.

Famille cistercienne – Sainte Mechtilde de Magdebourg et Sainte Gertrude d’Helfta (XIIIe s)

Mechtilde reçoit une vision très proche de celle de sainte Faustine. Jésus lui parle du « rayon de la divinité » qui s’est échappé de son côté avec le sang de son Cœur ; il évoque aussi l’« image spirituelle de son humanité », liée pour toujours à sa divinité. Dans cette vision, comme chez Thérèse de Lisieux, le Christ compare le sang versé par son Cœur au lait qu’il a tété du sein de sa Mère. Sang et lait, violence et tendresse : dans ces images contraires qui surprennent notre sensibilité contemporaine, nous comprenons bien que Jésus révèle la force et la tendresse de son amour à une femme, bien placée pour l’entendre.

Gertrude, consœur et grande amie de Mechtilde, parle souvent avec elle de ces visions. Elle-même reçoit un jour du Christ une blessure d’amour au cœur, qui reste marqué par « ces brillants joyaux que sont les plaies salvatrices » du Christ. Dans une vision nocturne, il lui semble pouvoir goûter à la nourriture provenant du sein du Christ, comme le ferait une mère. Gertrude et Jésus échangent eux aussi leurs cœurs ; elle voit alors qu’elle est un « chalumeau », un canal par lequel l’amour du Christ se déverse sur ceux qui le souhaitent.

Il est intéressant de noter que le Christ choisit deux moniales du même monastère pour révéler son Cœur, sans que cela entraîne entre elles la moindre rivalité. Elles comprennent en effet mieux, par le symbole du cœur, quelle est leur responsabilité dans l’Eglise et goûtent combien l’amour du Sauveur est fort.

Famille franciscaine – Bienheureuse Angèle de Foligno (1248-1309)

Avec Angèle, nous descendons vers l’Europe du sud. Mariée et mère de famille très jeune, menant une vie « sauvage, adultère et sacrilège », Angèle vit une expérience de conversion très forte lors d’une confession où il lui est donné de voir St François d’Assise. Après la mort tragique des siens, elle entre au Tiers-Ordre franciscain et centre sa spiritualité sur la folie de la Croix.

Dans ses Vingt premiers pas sur la voie de la pénitence, Angèle décrit comment elle voit pendant son sommeil le Cœur du Christ, dont on lui dit : « Dans ce Cœur, il n’y a pas de mensonge, mais tout y est vrai.» À l’amour, typique de la spiritualité franciscaine, se joint donc une nouvelle appréciation pour la vérité : « Amour et vérité se rencontrent. » (Ps 84) Cette notion de vérité est une nouvelle note dans la dévotion pour le Cœur de Jésus : il n’est pas que le signe de l’amour sensible, mais aussi une source de connaissance du mystère de l’amour de Dieu par l’intelligence humaine

Famille dominicaine – Sainte Catherine de Sienne (1347-1380)

La grande mystique toscane, Catherine de Sienne, est très marquée par le Sang du Christ. Disons d’emblée que la teneur exigeante de ses visions, parfois violentes et intellectuelles, les a rendues difficiles à recevoir par ses contemporains. Si elle ne marque donc pas l’histoire de la dévotion au Cœur de Jésus en son temps, sa riche intelligence de ce grand mystère déploie la compréhension que nous en avons aujourd’hui. Comme les autres mystiques médiévales, Catherine est amenée à échanger son cœur contre celui du Christ, mais elle reçoit la grâce supplémentaire de porter les stigmates de la Passion (dont elle obtient qu’ils soient invisibles !). La contemplation du Cœur du Christ la conforte dans la certitude que dans ce Cœur, le fini et l’infini se rejoignent.

Il ne s’agit pas chez Catherine d’une compréhension intellectuelle sèche : elle aime aussi dépeindre le Cœur divin au moyen d’images fortes. Dans une lettre, Catherine décrit ainsi le flanc du Christ : bouteille de parfum ouverte pour embaumer les pécheurs, océan de sang où doivent se noyer les âmes, feu qui purifie l’âme comme le fer dans le feu, lit de repos de l’épouse qui est feu et sang. Ces images fortes, insolites, contrastent avec le cœur « doux et humble » auquel nous sommes peut-être plus habitués. Si elles révèlent l’exaltation de Catherine, elles nous aident aussi à comprendre que le Cœur du Christ n’est pas une affaire mièvre ou douceâtre : le Cœur doux nous aime avec une ardeur violente ! Catherine pressent qu’en contemplant ce Cœur juste et miséricordieux, l’homme doit apprendre lui-même à aimer, en pratiquant la justice et la miséricorde.

Ces Saintes mystiques ont une culture bien différente de la nôtre ! Mais elles nous font mieux percevoir combien la dévotion au Cœur de Jésus est variée, forte, poétique, bigarrée. Laissons-nous apprivoiser par ces images du sang, du lait, du parfum, du feu… Nous pourrons ainsi mieux comprendre, aimer et servir le Cœur du Sauveur du monde.