Pour une pleine fraternité, vivre la rencontre comme une « Visitation »
P. Martin Pochon, sjCinq ans après l’encyclique « Laudato si », qui a eu un grand retentissement bien au-delà des frontières de l’Église catholique, le Pape François nous a adressé, en octobre dernier, une lettre : «Fratelli Tutti », « Tous frères ». Il revient sur le thème de la « maison commune » : comment lutter contre la compétition généralisée qui engendre l’individualisme et la destruction de notre planète ? Sa réponse est claire : pour respecter notre maison commune, il nous faut constituer un « nous » car « personne ne se sauve tout seul » et pour construire ce « nous », il faut nous reconnaître « tous frères ».
Depuis toujours notre humanité rêve de la fraternité, mais ce rêve est sans cesse mis en échec par le mépris, les rivalités, la jalousie, les violences, les pertes de confiance en soi et en l’autre, les guerres. Comment fonder la fraternité ?
Se reconnaître frères et sœurs suppose de se reconnaître enfants d’un même Père, c’est pourquoi le pape nous propose ce mois-ci l’intention suivante :
« Prions pour que le Seigneur nous donne la grâce de vivre en pleine fraternité avec nos frères et sœurs d’autres religions, en priant les uns pour les autres, ouverts à tous. »
Pas 1 – Entrer dans le projet de Dieu

Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image comme notre ressemblance. » Gn 1,26
Le projet de Dieu est que nous soyons ses enfants et que nous le reconnaissions comme « Notre Père » ; car l’expression « à notre image comme notre ressemblance » signifie la filiation. En effet quelques versets plus loin il est écrit :
« Lorsqu’Adam eut cent-trente ans il enfanta un fils Seth à sa ressemblance comme son image.» Gn 5,3
et Saint Luc, remontant la généalogie de Jésus, arrive jusqu’à Adam et il écrit :
« Adam, fils de Dieu » Lc 3,38
Mais nous dit la Bible, le projet de Dieu ne se réalise pas d’un coup de baguette magique, il se réalise jour après jour ; il faudra toute l’histoire sainte pour que le Christ puisse venir nous inviter à dire « Notre Père ».
Dans le cœur de Dieu nous sommes frères, mais nous devons apprendre à vivre en frères. Il ne suffit pas que les enfants aient même père et même mère pour qu’ils vivent une vraie fraternité. C’est parfois entre frères qu’il a la plus grande violence ; l’histoire de Caïn et Abel nous le rappelle : Gn 4,1-16. C’est parfois entre les religions les plus proches que surgissent les plus grands affrontements. La diversité des expressions religieuses, comme la diversité des langues, est un défi, elle suppose de vouloir comprendre le langage religieux de l’autre, d’entendre au-delà des mots, la manière dont il se laisse habiter par le mystère de Dieu. L’espérance de Dieu est que nous nous « entendions » au meilleur sens de ce verbe. La fraternité est donc un chantier qui requiert notre attention et notre travail.
Il importe à chacun de se savoir aimé de Dieu et de reconnaître en l’autre d’une autre religion ou d’une autre confession, une sœur, un frère aimé de Dieu, même sans le connaître ou en le connaissant mal.
Dans ma prière, je demande à Dieu la grâce de me faire percevoir qu’Il a pour moi l’amour d’un Père pour son enfant. M’attarder sur les premiers mots du « Notre Père », les mots « Notre » et « Père ».
Dans la rue, croisant une femme voilée ou “un barbu”, accueillir l’attente paternelle de Dieu à son égard.
Pas 2 – Plus important que la religion, il y a cet homme que Dieu me donne à aimer.

« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance. Un lévite de même [… ]. Mais un Samaritain … Luc 10,25-35
Il n’est rien dit de la religion de l’homme blessé. Par contre Jésus met en scène un prêtre et un lévite, les garants du sacré et de la « vraie religion ». Ils passent à bonne distance, sans doute pour ne pas rompre la pureté rituelle qu’ils viennent de recouvrer par leur service au temple. Le Samaritain, chacun le sait en Israël, est d’une foi religieuse déviante. Il prend soin du blessé sans se soucier de sa confession. Il ordonne ses actes à la vie de cet homme. Il prend la vie, dans ce qu’elle a de plus simple et de fondamental, comme règle de conduite. N’est-il pas dit dans le Prologue de Saint Jean que
« la vie est la lumière des hommes » Jn 1,4 ?
Il y a plus important que la religion, il y a l’homme qui est là et qui a besoin que quelqu’un se rende proche de lui et vive à son égard une compassion intelligente et active. La fraternité ne connaît ni frontières géographiques, ni barrières religieuses, ni papiers d’identité. La dignité intrinsèque des personnes est première.
Connaître l’autre facilite la reconnaissance. On ne peut le connaître qu’en se rendant proche de lui. Tisser des relations de voisinage et d’estime. Surmonter sa peur, ouvrir sa porte et frapper à celle de nos voisins. Les découvrir à travers leur culture, leurs coutumes ou leurs rituels religieux, leur histoire personnelle ; découvrir leur richesse humaine et leur espérance, leur quête de fraternité qui rejoint la nôtre. Cela passe par les gestes les plus simples. Le divin s’invite ainsi dans notre quotidien.
Je peux me souvenir des rencontres qui m’ont fait découvrir la diversité des expressions de la foi et de l’amour.
Je peux également me souvenir des étrangers qui m’ont révélé une part de mon humanité et la joie de la rencontre de l’autre, irréductible aux idées que je me faisais de lui.
Pas 3 – Vivre la rencontre comme une « visitation »

Saint François est connu pour être allé voir le Sultan ayyubide d’Égypte Al-Kâmil (neveu de Saladin), sans arme, pour lui faire part d’une Bonne Nouvelle, celle de l’Évangile. Rencontre étonnante à l’époque des croisades. Que de frontières, de barrières il a franchies ! Quel risque incroyable il a pris ! Mais ce risque était à la hauteur de la foi qu’il avait dans la puissance désarmante de l’Évangile et il portait en lui la certitude que le Sultan était un enfant de Dieu capable de reconnaître la vérité. Le sultan resta musulman, François continua son chemin de sainteté ; mais l’on peut penser que l’un et l’autre ont été conduits à approfondir leur foi.
Pourquoi l’autre, fort respectable, ne partage-t-il pas ma foi ? C’est souvent la rencontre d’une foi différente qui nous fait approfondir la nôtre. Comment peut-il croire ceci ? Pourquoi est-ce que je crois cela ? Paradoxalement, cette prise de conscience des différences peut augmenter entre nous la communion, car la rencontre des personnes peut permettre à chacun de découvrir la sincérité, l’authenticité, la profondeur de l’autre ; elle permet de prendre conscience de la quête d’absolu qui nous habite l’un et l’autre. Alors nous nous reconnaissons comme frères car nous nous reconnaissons animés d’un souffle qui nous dépasse.
Lorsque nous nous rencontrerons de nouveau, nous nous rapprocherons un peu plus du mystère aimant qui nous fonde. « Tout ce qui monte converge » disait Pierre Teilhard de Chardin.
Dans mes rencontres, je cherche à entendre chez mes hôtes leurs raisons de vivre les plus profondes. Comment Dieu les fait-il vivre ?
Je demande la grâce de confesser l’amour dont Dieu m’aime afin de Lui rendre gloire et de vivre, à la suite de Saint François, la créativité et la liberté qu’Il me donne.
Que mes rencontres deviennent des « visitations » à l’image de celle de Marie et d’Elisabeth, des rencontres habitées par la reconnaissance de ce Dieu qui donne à ses enfants de porter sa vie. Ainsi nous nous reconnaîtrons frères et sœurs, habités du même Esprit, et nous vivrons une vraie fraternité.
P. Martin Pochon, sj